Sylvie Coupé Thouron par Régis Nivelle
- Jean-Claude Goiri
- 15 avr.
- 4 min de lecture
Parler du travail de Sylvie Coupé Thouron est un exercice périlleux au sens où les mots sont hélas bien insuffisants pour pouvoir dire l’extraordinaire vibration des noirs, des blancs et des poudres bleutées dans nombre de ses tableaux. Insuffisants pour témoigner de mon ressenti en rapport avec la présence du regard que cette artiste porte sur le vide et la matière, le corps et l’âme.
Mais d’abord cela : que par la seule pratique consistant à laisser le regard parcourir une œuvre sculptant le vide et installant le vivant dans l’agir, y compris dans l’expérimentation de son impuissance, immergé dans un espace où la logique de situation ne s’appuie nulle part, il peut arriver qu’on ressente un flux serpenter autour des cervicales, et que l’envahissement de cette onde impondérable mette tout le corps en oscillation.
Je parle de cela, car c’est ce que j’ai véritablement ressenti en découvrant cette œuvre. Un vertige, comme un trouble vestibulaire, ou comme si je m’étais retrouvé les pieds joints, immobile, en équilibre à l’à-pic d’une haute falaise. Même balancement du corps éprouvé lors d’une station debout dans une église dans les Landes, près d’une fontaine aux eaux guérisseuses qui soignent dit-on, maux de tête et « folies diverses », « les maux des yeux et de peau ».
Premières impressions. Flaques, failles et fractures d’un cosmos, de non-lieux déchirés, marquées par des ruptures de plans où femmes et hommes semblent s’être égarés. Nous sommes peut-être entre le monde des vivants et les confins d’un ailleurs. L’atmosphère est zébrée de lacis noirs ou éclairée par des précipités de blancs, d’argent, que ponctuent des brumes et des prairies d’ocres et de sang.
Les surfaces de matière, qu’on dirait parsemées de cristaux d’halogénure d’argent, paraissent intouchables, impénétrables, à l’instar d’une photo. Seule la vue en première intention en capture l’espace. Ensuite, plus on pose le regard, et plus cet espace pictural s’avère bel et bien ouvert, riche, profond, et que l’on peut pénétrer. On regarde cette surface, mais elle aussi nous regarde.
Autre chose encore.
Je dis cela avec beaucoup de modestie et de réserve, car une telle expression artistique peut bien se passer de mes commentaires - mais à mon sens, la peinture de Sylvie Coupé Thouron se présente comme une suite de mises en œuvre, un déroulement créatif qui s’organiserait sur les trames d’un tissu mémoriel composé d’îlots de clarté que se partageraient tour à tour aurores et crépuscules.
La mémoire d’un futur ? J’aime croire que nous abritons une mémoire plus vieille que nous.
Sous le spalter surgissent des ciels d’une infinie profondeur d’où se détachent des silhouettes aux visages à peine esquissés semblant être en errance sur des reliefs les supportant à peine.
D’ailleurs, les ciels ou les Enfers sont peut-être sous leurs pieds. Peut-être s’y baignent-ils déjà. Apparemment, ils n’en savent rien.
Nos yeux et notre esprit en tout cas s’y abandonnent. On entre en pérégrination avec ces êtres. On veut les suivre et savoir ce qui les attend au-delà des horizons et des voiles de brume qui les entourent, savoir s’ils trouveront le passage. Mais quel passage, pour quelle issue ?
Sensation d’une étrange familiarité avec eux.
Reconnaissance d’une étrange et terrible beauté.
L’œuvre happe le regard.
Ainsi, devant chaque tableau, on éprouve un trouble qui nous interroge sur la place que notre réalité nous propose d’occuper, dans une conscience collective devenue amnésique, où l’instantanéité prédomine et rend nos prisons invisibles.
Dans l’œuvre de Sylvie Coupé-Thouron, tout est lenteur, tout est immense. Afin de s’en approcher, de laisser naître les réminiscences qu’un tel univers occasionne en nous, le lâcher prise est nécessaire.
La patience du regard est précieuse. Le tête-à-tête est silencieux, le dialogue amoureux.
Vertige de se perdre dans son intranquillité, d’y entendre un respir, la respiration d’un chant ténu mais profond, embarqués que nous sommes par l’ambitus de ses tons.
Alors, entendant ce souffle, en découvrant les chemins qu’il emprunte, en le percevant tel un chant, comme une sorte de mélopée de l’invisible, de l’indicible, en prenant le temps d’accepter son amplitude, on voit petit à petit les corps se redessiner, plus nettement lumineux. Les insituables reliefs du réel prennent soudain moins de place.
L’intériorité retrouve la sienne.
Le voilà le lieu possible de l’histoire.
C’est le corps que la parole du rêve conduit.
Voilà l’endroit où (pour moi) la peinture de cette artiste existe vraiment et nous guide. Non vers l’illustration d’une écriture hermétique et tragique, mais au sein d’une œuvre à la fois forte et subtile, claire et complexe où s’articulent retrait et dissémination, une œuvre hantée par les ombres portées d’un langage rendu muet à force de marcher dans sa nuit d’itérations.
Je crois que c’est l’éclat de la « matière » qui transporte finalement les silhouettes vers le visible, elles-mêmes portant sa lumière. Je crois encore que si les contours du dernier visage devaient totalement s’effacer derrière les vitres du vide, il en resterait encore, sous le regard de Sylvie Coupé Thouron, l’éclat d’une information.
Pas d’Achéron, pas l’ombre d’un nocher, pas de fil d’Ariane non plus.
Pour moi, cette peinture rejoint les plus belles lisibles et illisibles traces.
Régis Nivelle
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