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DESINTEGRATION

 

Les assiettes avaient l'apparence d'une mémoire à garder

quand elles attendaient sur la table blanche l'arrivée de mes frères et sœur.

En ouvrant le vieux vaisselier trente ans après, j'ai découvert qu'on ne peut pas faire confiance à la matière ;

elle ne retient rien, elle s'obstine à vous montrer un visage blanc, fade, à peine rond finalement.

Et même, elle finit par déformer votre propre reflet.

Avec un peu de bonne volonté, on peut y voir, à travers l'odeur de renfermé qui malgré les précautions d'usage finit par vous monter au nez,

la désintégration d'une famille.

Il faut dire que, depuis que tu n'es plus là, la faïence est devenu très fragile.

Certes, plusieurs assiettes étaient déjà ébréchées, du temps où les femmes de la famille -c'était ainsi, que voulez-vous- s'affairaient dans la cuisine après le repas pour les laver, et que, entre deux rires et quelques commérages somme toute assez innocents, elles finissaient par faire sauter un brin d'émail en reformant un peu trop vite le tas de vaisselle propre.

Mais c'était bel et bien un joli ensemble d'assiettes, je l'avoue. Une promesse de recommencement.

Alors, en faisant abstraction de cette odeur qui commence à ressembler à une gifle

(que de silence autour, et surtout, que de silences à venir)

je pense à toutes ces assiettes bien rangées, et je me dis

qu'un placard n'est pas un endroit bien raisonnable pour se rappeler les fêtes et les rires

et que, finalement, cette retrouvaille a la couleur du dédain :

celle des lettres creuses des uns, des appels rageurs des autres, des oublis soudains, des règlements de comptes

qui avaient vite laissé de côté le goût de la soupe aux poissons

-quelle naïveté que la mienne : une saveur n'est jamais indélébile-

qui avaient vite laissé de côté tes déguisements,

qui avaient vite fait taire le souvenir des courses des petits-enfants excités dans le couloir

et ton envie de transformer

le monde

comme seul un père sait le faire.

Miguel Angel Real

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