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Imprégnations

Extrait

J’ai appris à modifier mentalement les dimensions de mon salon en fonction de mes états d’âme. Par exemple, le découragement et la fatigue ne nécessitent qu’un espace restreint, à peine un dé à coudre, pour se déployer. Ce n’est pas le cas de la maladresse, dont j’avoue être un grand spécialiste. Elle prend de la place et reste bloquée dans le cerveau des jours entiers. Un grand salon s’avère alors indispensable afin de réduire l’état provoqué par ce genre d’attitude. On peut, tout à son aise, en dissoudre le souvenir, en éliminant par paquets les filaments de poussière qui traînent çà et là. C’est ainsi que le sentiment se dissipe, le corps s’apaise. Cela prend du temps. La honte et la culpabilité sont les pires des sentiments et prêtent à mon salon des allures abyssales. Elles pénètrent les murs et les recoins cachés, envahissent le centre de la pièce, le plafond et les dissoudre peut prendre des années. L’espace-temps de mon salon est rempli de variables que j’entreprends chaque jour de modifier en fonction des états successifs qui m’habitent. La joie aussi est fluctuante et lorsqu’elle survient, je l’invite à imprégner profondément la pièce le plus longtemps possible. Car s’il en reste pour les jours suivants, elle est une excellente combattante contre tous les sentiments énergivores, ceux qui agrandissent de manière déraisonnable les proportions du lieu.

Parfois, je n’ai pas une grande envie d’exister, alors mon salon devient petit comme un noyau de cerise. Je le réduis parfois tellement que je ne sais plus si j’y suis.

Réduire, ou agrandir, les parois de la pièce s’avère simple avec de l’entraînement mental et je m’exerce avec assiduité. Cela me libère de contraintes matérielles et me donne l’illusion d’une certaine liberté, cela procure un sens à ma vie : tendre vers la normalité. Je préserve toujours un petit espace vide où je peux ranger tout ce dont on ne parle jamais : une légère brise dans le cou, une plume d’oiseau caressant la paume de la main. J’aurais également aimé être capable de modifier les proportions de mon corps. Mais mon corps n’obéit pas comme mon salon aux injonctions de mon cerveau. Il reste stable. Je crois en connaitre la raison : trop d’orgueil à réduire dans cet habitacle. Un orgueil bien présent, qui parfois s’ignore, un orgueil qui gonfle et dégonfle, une sorte de parachute, ou un poulpe aux tentacules providentielles, qui se meut au-dessus du tapis.

Cela étant, la plupart du temps, il faut bien le reconnaitre, mon salon a une taille standard. Comme moi. Je suis une personne standard ; je ne parle ni trop fort, ni trop bas ; je suis comme tout le monde, du moins, je m’y applique. Ce n’est pas toujours aisé, mais je suis une personne volontaire. Va pour la vie standard dans une ville standard, un travail standard dans un quartier standard, oui, mais trempé d’un peu d’orgueil tout de même, ce qui me permet d’entreprendre de grands voyages intérieurs qui m’assurent créativité et liberté. Bref, un appartement deux chambres, une grande, une petite. Du plancher parterre, une cuisine équipée, un canapé trois places (non allez, deux), dans un quartier où on est fier d’habiter, même si on n’a pas toujours une envie dévorante d’exister.

Lorsque je rentre chez moi et que j’ouvre la porte de mon salon, je comprends vite l’état dans lequel je suis, ce n’est pas compliqué. Cela me simplifie la vie, je n’ai pas à m’interroger pendant des heures sur ce qui a provoqué ceci ou cela, sur ce que je devrais dire ou faire, ne pas dire ou ne pas faire. Je me contente de réduire ou d’agrandir l’espace afin que, le cas échéant, il récupère une taille normale, car je sais alors que tout va bien.


Caroline Coppé.

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