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Luminitza C. Tigirlas

Rilke-Poème Élancé dans l’asphère

(extraits)

« Dieu-est-poète », entendis-je un jour de la bouche de ma mère. Voici ce qu’elle lisait alors :

Jamais nous n’avons, nous, pas un seul jour Le pur espace devant nous, où vont les fleurs infiniment s’épanouir. Toujours est là le Monde, jamais ce Rien sans lieu, ce Nulle Part: le Pur, vierge de tout regard, que l’on respire et qu’on connaît infiniment, sans désir de conquête Quelqu’un, enfant, dans le silence va s’y perdre, Et il en est bouleversé. Un autre meurt, et l’y voilà, il l’est.

C’était Rilke. Entièrement ouïe, abandonnée par ma voix, mon regard furtif chercha appui dans le silence. La morsure de la poésie advint par l’Élégie rilkéenne, la Huitième.

[…]

Qui est mon Rilke ? Depuis l’instant où le poète me fût légué par ma mère, j’ai eu à épiloguer avec un Rilke me venant de Lou Andréas-Salomé, de Mérline, de Benvenuta, la Musicienne, de la princesse de la Tour et Taxis, de Marina Tsvetaeva…

[…]

Un jour, après avoir dû quitter pour un temps ma table de travail, j’ai ressenti sur le chemin du retour l’urgence de retrouver mon manuscrit. Je me suis surprise en train d’envisager le texte qui s’impatientait sans moi, tel un être vivant. En même temps qu’il m’attendait, il était en moi et il me poussait à rejoindre l’écriture de son corps. Un corps de mots, de phrases en cours d’engendrement, de formation, de prise de consistance avant de pouvoir se détacher pour vivre en dehors de son auteur. Rilke n’a-t-il pas écrit à Merline, son amante-peintre Baladine Klossowska, « votre tableau commencé s’était mis à vous peindre pendant que vous dormiez » ? Le poète préfigurait cette réciprocité entre l’œuvre et son créateur avant de se murer lui-même dans l’attente d’être écrit par la solitude.

En mon absence, inattendu, le reflet d’un seing blême s’était déployé verticalement dans l’espace. Indiscrète par sa non-transparence, la vitre attenante au bureau captiva mon regard avant même que je me replonge dans mon texte ensommeillé. Affreusement étalées, des traces d’ailes s’y étaient incrustées. Empreinte crayeuse d’une respiration, d’un cri, d’un souffle qui avait expiré là… La collision d’un oiseau qui s’était heurté dans sa traversée à un mur invisible. Il gisait encore sur la terrasse du cabanon. Une hirondelle ? Non, de l’autre côté de la vitre, un martinet noir. Chatoiement imperceptible de ses ailes en faux. Ses plumes brunâtres se firent danse au gré de l’air chaud.


Me voilà épuisé, le chemin fut long. Pardonne-moi, j’ai oublié ce que celui qui siège, immense en parure d’or, comme dans le soleil, voulait t’annoncer, à toi l’ensongée (l’espace m’a troublé).*

L’oubli barre le sens du message, l’Ange de Rilke se donne en porteur de lui-même, par l’intensité de l’attente.


*Rainer Maria Rilke, « L’annonciation », in Œuvres poétiques et théâtrales, Gallimard, 1997, p. 221.

Cet essai vient de paraître aux Éditions l’Harmattan, février 2017

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