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Ouverture

du FPM 18

Tristan Félix

L’HORRIGYNAL

 

Fantaisie

 

 

    Comme il se penchait au-dessus de l’eau irisée d’essence de bateau-mouche, ses yeux, d’une soudaine acuité folle, lui renvoyèrent une image à peine croyable, comme irradiée. Les caprices du fuel lui prêtaient une allure carnavalesque, fondue, androgyne et tourmentée dont le pinceau alcoolisé de Francis Bacon eût aisément accouché de ses poils. Le vent vespéral lui faisant face, il n’était pas du bon côté du pont pour crever, malgré sa détermination d’en finir avec l’ordonnance de vivre jusqu’à la dernière extrémité. Etre ou ne pas être, toubib or not toubib, quelle farce ! C’était tout un. Alors autant en finir, rien que pour désobéir, chier le vide.

    Il avait eu pourtant le sentiment que mourir était une façon d’obtempérer aux injonctions de plus en plus mortifères d’être heureux et de jouir de l’extermination du monde au nom de l’argent et de la communication. Cette panique universelle de se retrouver tout seul dans l’explosion démographique d’une espèce plus invasive que les fourmis avait poussé l’individu à frapper sur toutes les touches à la fois d’un clavier qui à chaque instant acculait davantage l’humanité et tout ce qu’elle avait réduit à son plaisir, à l’ultime brûlure nucléaire. Il ne comprenait pas cette course narcissique à la destruction, cette proliférante hideur qui souillait tous les espaces de réclames sordides, qui accablait les forêts de sacs plastique obscènes, qui intoxiquait l’air, l’eau et la terre, qui infectait les cœurs les plus innocents et désertifiait la pensée. Il s’alarmait de cette faculté fignolée depuis des siècles à lécher la main de son bourreau, à se contenter de restes avariés, à consentir au pire. Cette offrande exponentielle aux data lui semblait le dernier cancer de la vie, une injection létale dans un couloir de la mort sans fin.

    Certes, partout sur les murs et jusque dans les rêves trompétait l’ordre de se gaver à rendre l’âme, ce qui l’avait conduit sur le tablier du Pont Neuf, à Paris, dans une tenue d’une parfaite sobriété qui contrastait avec l’image divagante et horrible que son regard affûté soudain lui révélait. Il se voyait pour la première fois ; un ou une inconnue de lui, une projection vierge à la surface de la Seine, noyée d’essence, prête à prendre feu. Puisque mourir et ne pas mourir étaient les deux faces d’une même énigme, il flirta avec la sensation, plutôt qu’avec l’idée - qu’il n’aurait pu être en état de concevoir - de se laisser aller à l’ivresse de vivre, à une pure idiotie d’existence, détachée de toute mémoire, de tout projet, de toute conscience.

     Fléchissant les jambes pour descendre de son promontoire, il fut accueilli par le hurlement de douleur d’un pauvre bâtard qui se trouvait juste au-dessous de ses pieds au moment de leur réception. Plus de peur que de mal mais le cagnasse, babines retroussées, montra les crocs, prêt à lui sauter à la gorge pour lui sectionner la carotide. Il mordit ce qu’il put. C’était un signe de bon augure. Ils seraient copains pour la vie. Il tendit sa main ensanglantée que la bête circonspecte renifla : elle fleurait l’essence de bateau-mouche. Il la porta à son poitrail où pendait une écharpe vieux rose et sentit comme un poids nouveau ; il se tâta. Deux masses rondes et légèrement flasques gonflaient sa veste. Sa vision dans l’eau du fleuve venait de l’affubler d’une paire de mamelles qu’il tenta de palper mais qui aussitôt semblèrent emporter tout le corps dans une puissante vrille qu’instinctivement il laissa s’épuiser pour poursuivre sa route, dans l’indétermination d’une errance native. C’est qu’il ne s’appartenait pas encore tout à fait, autre signe de bon augure.

    Son ami le chien couinait de faim et lui-même aurait bien dévoré un steak. La nuit et les éclairages électriques rendaient leurs formes particulièrement changeantes et imprévisibles. On eût dit d’une peinture en train de devenir et qui coulait un peu en dehors du cadre. Le chien soudain bondit au milieu de la route et s’assit sur son derrière pelé, éculant de la sorte son infaillible technique. Une monstrueuse cacophonie de cris et de pare-chocs entrechoqués retentit jusqu’au Grand Théâtre, perturbant des plus favorablement l’ouverture magistrale du rideau sur la face sublunaire d’Hamlet. Un conducteur, du genre molosse rasé échappé de la taïga, parvint à s’extraire de la carcasse de son véhicule – une sorte de cercueil noir effilé à toit ouvrant, non immatriculé - puis, s’agenouillant devant le chien sûr de son fait, lui abandonna un sandwich au congre fumé qu’il avait à peine mordu puis, repérant notre homme estomaqué sur le trottoir, lui remit une liasse de gros faux billets de cinq cents roublignolles. Les deux comparses alors quittèrent le pont, confiant la circulation à son réjouissant chaos, pour se diriger au hasard de leur hâte vers le théâtre. Etonnamment, leurs corps étaient devenus si fluides, si à l’aise dans le flux de leur vie, qu’ils gravirent sans encombre les vastes escaliers, non sans avoir lâché aux portiers un demi-billet de cinq cents roublignolles.

    Ils pénétrèrent dans une loge occupée par une figure de peintre irlandais pliée en deux sur une flasque de whiskey, au moment précis où le Prince Hamlet en personne entama sa descente en lui-même :

To be, or not to be: that is the question:
Whether ’tis nobler in the mind to suffer
The slings and arrows of outrageous fortune,
Or to take arms against a sea of troubles,
And by opposing end them? To die: to sleep;
No more …

Bercés par le roulis de cette langue, bientôt ils s’endormirent, le chien tétant en songe une mamelle tiède que son compère lui avait abandonnée, traversée de nuées violine, tandis que le ronflement rauque du peintre soulevait le flacon vide dont les dernières gouttes d’or rebondirent sur le crâne d’Hamlet.

 

8 janvier 2018

 

 

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