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L'établi

Thierry Radière

LE MANEGE.

 

et les coulisses d'un premier roman réédité.

Toute création nie, en elle-même, le monde du maître et de l'esclave. Albert Camus.

 

L'Art c'est d'être absolument soi-même. Paul Verlaine.

 

J'ai toujours eu l'impression que je me servais d'un aspect de ma vie pour creuser quelque chose qui relevait plus du collectif que de l'intime.

Annie Ernaux

Comme d'habitude en écrivant ce texte, j'ignorais la direction qu'il prendrait. J'avais les ingrédients : les personnages principaux (Paulo et Jean-Marc), la fille de Jean-Marc (Nina) et les épouses des deux personnages. Mais c'était très vague et un peu abstrait dans ma tête. Je savais que ce serait un roman : j'étais assailli d'idées et d'images s'imposant à moi comme une nécessité. Elles devaient absolument s'exprimer et se traduire à travers une fiction originale. Je voulais que le manège, autour duquel la narration allait tourner, soit l'élément central du roman. D'ailleurs, je savais que ce serait son titre avant même d'avoir commencé à écrire la première phrase. Voilà, à peu choses près, les seuls éléments que j'avais à ma connaissance avant de me lancer dans l'aventure de l'écriture du Manège.

J'ai écrit ce texte à un moment de ma vie où j'ai beaucoup emmené ma fille faire des tours de manège. Elle adorait ça. Je l'ai énormément observée, écoutée pendant qu'elle tournait fière d'être aux commandes d'un véhicule aussi abracadabrant qu'un canard géant ou un éléphant volant. Quand je ne pouvais pas m'occuper d'elle, ma femme me remplaçait et vice versa. Nous nous sommes relayés pendant les premières années de sa petite enfance. J'ai la chance d'avoir une épouse qui, par un certain côté, me ressemble beaucoup. Je m'explique. Nous avons ce point commun très ancré en nous, elle et moi, d'adorer nous laisser imprégner de ce qui nous entoure : ambiances, parfums, musiques, paroles entendues au hasard de conversations. Tout est bon pour divertir notre imagination.

Quand ma femme revenait du manège où elle emmenait notre fille, elle me parlait de ce qu'elle avait vu et entendu. Ah oui, une petite différence entre elle et moi, c'est que les gens ont tendance à se confier à elle spontanément quand ils la voient. C'est du pain béni pour nous deux, toujours à l'affût d'histoires personnelles à écouter. Je me suis servi de ce matériau-là, de ce qu'elle m'a raconté et de ce que j'ai imaginé pour commencer mon histoire. Bien sûr, la propre vie de mon épouse est tellement romanesque, elle aussi, que je n'ai pas pu éviter d'y faire allusion, en la transformant à ma manière, fiction oblige. C'est pourquoi ce roman pourrait se lire comme un roman à clef, mais cela serait très réducteur de le limiter à ce genre si l'on ne prend pas la peine de gratter un peu plus le vernis des apparences (trompeuses). Certes, chaque texte, qu'il soit en prose ou poétique a toujours chez moi sa part plus ou moins grande d'autobiographie - avouée ou cachée. C'est ainsi. Le plus intéressant dans la construction romanesque, c'est ce que l'on parvient à fabriquer à partir du vécu - aussi infime soit-il. Raconter sa vie le plus sincèrement possible et de manière linéaire et factuelle sans "poésie" n'a absolument aucun intérêt pour moi. Tout est dans le regard que l'on pose sur la matière.

Le défi était donc - comme à chaque fois que je me lance dans un nouveau projet - de m'emparer de cette matière - plus ou moins abstraite et inerte - et de la rendre vivante et plausible par l'écriture. D'ailleurs à ce sujet, je repense à ce que disait Mark Twain. Pour lui, la seule différence entre la réalité et la fiction, c'est que la fiction doit être crédible. C'était mon but. Si le roman commence par un dialogue, ce n'est pas un hasard. C'est une invitation à rentrer dans le vif du sujet, de mettre tout de suite les personnages principaux en situation de communication. De les rendre vivants. Je voulais que derrière la présence du manège, pivot symbolique de l'enfance, du rêve, de l'amitié, de la poésie et de la vie, on perçoive l'ombre d'une quête à la fois intérieure et sociale. Je n'avais qu'un désir : me laisser séduire par mes personnages et les laisser m'emmener là où je ne pensais pas aller.

Tout en écrivant, je sentais que je m'orientais vers un genre différent de ce que j'avais pu produire jusque-là ; celui de la fable sociale qui raconterait une histoire d'amitié entre deux personnages complètement opposés. Plus je réfléchissais, plus la trame narrative m'échappait. Plus je décidais de n'être rien qu'un simple exécutant, un scribe décérébré, une espèce d'intermédiaire passif entre mon inconscient et mes personnages déjà en place, plus leurs relations prenaient de l'épaisseur, se précisaient et la morale de l'histoire aussi.

J'aime la poésie et forcément il fallait que celle-ci soit présente dans mon texte. C'est une autre contrainte que je m'étais fixée avant de commencer à écrire. Elle devait être un prétexte pour parler d'humanité, d'intimité et de famille - autres thèmes du roman - une sorte d'exutoire au quotidien. Elle est devenue au fur et à mesure du récit un moyen pour moi de connaître un peu mieux Paulo, le forain.

Bien que les personnages féminins - à part Nina - soient secondaires, leur fonction n'en est pas moins importante. Au contraire. Elizabeth, thanatopractrice - la femme de Paulo - et Alexandra, infirmière - la femme de Jean-Marc - sont aussi opposées (socialement parlant) que leur mari respectif. Et pourtant, elles deviennent très vite amies. Comme si ce qui comptait dans cette relation d'amitié, c'étaient les qualités humaines de chaque personnage plus que leur appartenance à telle ou telle classe sociale.

Tout en écrivant, et en prenant un réel plaisir à m'égarer, je me suis aperçu que la morale allait s'imposer à moi comme une évidence. Je me suis agréablement surpris à me représenter une histoire et à en raconter une autre.

 

Maintenant avec le recul, je peux affirmer - pour l'avoir vécu - que plus on tourne - en faisant des tours de manège, par exemple - plus on creuse vers ce qui est enfoui en soi, comme le dit si bien Gérard Garouste. Je considère sincèrement ce texte comme une allégorie de la compassion mais également des champs du possible et de la force du rêve dans notre quotidien d'hommes et de femmes ordinaires.

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