Thibault Marthouret
en sourdine
La terre brusquée trahit et se dérobe.
Des voies nouvelles scindent les rues,
les barres d’immeubles oscillent,
les hommes se retrouvent de guingois.
Les murs s’abattent,
la pierre, la brique, le béton se lézardent.
La bise est chargée de fissures,
son sifflement parcourt la ville,
fuse, fracassant.
Elle file dans les quartiers,
s’inscrit en failles sur les tours dégradées
et les visages.
Nerveuse, la mer débarque sur la plage
son butin de bois flotté,
engloutit à la régalade,
avant de se retirer,
de grandes gorgées de sable.
En proche banlieue,
des familles pavillonnaires
à la fécondité moyenne
s’abritent dans leurs frigidaires américains.
Debout sur leurs planches,
les fers-à-repasser s’inquiètent,
un samedi sans une main pour les guider…
Les solides convulsent,
la roche ondule et se déplie,
des zébrures s’ouvrent
sur un monde qui n’est déjà plus,
déchirent trottoirs,
perrons, tribunes,
socles divers.
Ceux qui se targuaient,
cravate et chemise serrées,
cheveux figés, montre nautique,
de vivre les deux pieds sur terre
goûtent à la chute des rêveurs,
à leur retour percutant
sur le sol de l’exil.
La mer rougeoie.
Ils entendaient, la nuit,
le bruit de gravier broyé,
de mastication souterraine,
suivi d’éructations
qui tassaient leurs oreillers.
Les insectes escaladent les tuyaux,
grouillent dans les siphons,
se hissent jusqu’à la céramique,
se répartissent en signes nouveaux,
en caractères instables
sur l’émail mal récuré.
La sève monte,
noire,
au cou des fleurs décapitées.
Le biais entame son règne,
les lois subissent l’oblique—
horizon, océan,
lèvres scellées des puissants,
poignées de main :
aucune ligne n’est épargnée.
Les colonnes de forages s’inclinent
dans leurs dentelles d’échafaudages,
cassent
comme des clefs rentrées de force
dans des serrures qu’on a changées.
La mer s’ombre.
La bise se tait.
Les racines,
secouées,
suffoquent dans la terre damée,
s’atrophient,
cèdent dès qu’on les touche
et les hommes s’envolent,
baudruches à la ficelle pendante.
***
Dasein sonore
La mer.
Le son de la mer.
La mer se réplique
se plagie mer mer mer en boucle
dans l’habitacle aux vitres fermées.
Garé en bordure d’océan il écoute la mer.
Documentaire radiophonique : la mer reproduite sur
commande ressac sur
écoute écume
crépitant dans les baffles—clef contact voyant il démarre
son aqueux d’harmonica
balancé ou de téléphone
balancé dans une mare puis silence pluriel
d’animaux alentours, de vent, d’arbres, d’obscurité puis la mer retrouvée.
Trois notes. Non. Pas trois notes. Trois
fois la même note feutrée pour indiquer qu’il démarre—sens
son—vibrations de métaphores de fonctions de langue ergonomique dans
le conduit auditif—son de la mer sous-tendu par le ronronnement du moteur thermique
note – note – note—il roule
dans les rues du port anciennement
de pêche anciennement
industriel
trois mêmes notes
même note
douces
douce, sans doute
moins tamisée(s)
plus chromatique(s) dans un utilitaire
une citadine
ou toute voiture de moindre qualité en dépit du même sens
donné au son et du même sens
de la marche : le port une rue une rue le port une rue le port encore une rue une église un commerce fermé un bar ouvert des massifs de fleurs jaunes et rouges sur de la pelouse une rue des grues une rue des grues une galerie marchande une grue une artère commerçante une grue les rues s’allongent la berline aux sons ordonnancés avance noire un son
différent échappé d’un cahier des charges autre sens caressant le tympan
l’obstacle pas en vue déjà présent à l’oreille
il pourrait conduire les yeux fermés
même l’angle mort est matérialisé par une clochette à vent modulant en alerte
il pourrait passer sa vie dans l’OBJET DESIGN à laisser son ouïe le guider
LE CHEVAL DE BATAILLE C’EST L’USAGER
le luxe du cuir et du noyer laqué reflété
par le bruit détourné d’une castagnette retravaillée
plus veloutée
plus boisée
l’Andalousie désamorcée mise au service des vraies priorités :
clignotant
boîte à gant
ralentissement anticipé
verrouillage automatisé
C’EST AMELIORER LA VIE DES GENS POUR UNE MARQUE
il recule maintenant
recule près très
près trop près
d’un autre véhicule en deux
tintements distincts—cri de mouette aux arêtes retirées
rire d’enfant décapé égalisé enduit— il coupe
le moteur, inspire
L’OLFACTIF, LE SONORE, C’EST DU MARKETING
éteint la radio, dénoue les lacets serrés, retire chaussures, chaussettes fines
ouvre sa portière, quatre notes de xylophone
la troisième légèrement plus haute mais pas aigüe
RE-MER-CIE-MENT
il s’avance dans les grondements déversés de l’océan
la berline derrière lui statique, rectangle noir et verni
il marche en direction d’une structure de silice dans laquelle il s’enferme
un grain de sable colossal, une excroissance d’angles et de facettes—cabine de plage
cabine d’essayage
chenil
confessionnal
chambre dernière
anéchoïque
tunnel
gueule—il
ressort ébloui en Chine sur une plage volcanique, s’étale
comme un miel sur le sable noir avant sa cristallisation comme
un cri de dragon ou d’orfraie rendu à son sens premier.