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Extrait de l'Ouverture du FPM N°8

 

(à paraître)

Philippe Beck

 

 

Une précision au sujet de l'abus du mot de poésie, ou plus simplement : à propos de son usage insistant. Si je parle fréquemment de poésie ou de poème, ce n'est aucunement parce qu'elle serait une obsession, une spécialité ou un domaine réservé. Et ce n'est pas non plus parce qu'il y aurait de la poésie partout ou que tout serait poésie. D'abord, l'affirmation "Tout est poétique" méprise l'état du monde, qui est prose et amateur de proses ; ensuite, elle efface la question de la forme en langue, et non seulement "le propre du poème" auquel un esprit conservateur nous inviterait instamment à revenir. La question de la forme en langue, c'est déjà celle de Jacob Burckhardt, bien avant que Beckett, en 1961, réclame une "forme du chaos" où "le chaos n'est pas réduit" (ce qu'on se précipite à appeler une "prose en prose"). Burckhardt disait, à l'époque de Nietzsche, qu'aucun prosateur de son temps ne savait faire une période comme les Grecs savaient la faire en la vivant et la vivre en la faisant. A ses yeux, cela veut dire qu'aucun homme de notre époque n'est capable d'écrire en prose, et d'autant moins qu'il croit savoir le faire. Au moins, celui qui s'efforce de rendre "naturels" les vers qu'il fabrique, sait que la poésie n'est pas une activité naturelle. J'appelle donc poème un effort en langue pour dire dans l'artifice d'une pensée rythmée le battement du monde où nous vivons. Et ce qui suscite un poème, ce n'est rien d'autre que l'émotion de sentir ce battement à même une chose, quelqu'un ou quelques-uns. De la prose bat dans les vers qui la rebattent en vue d'un bonheur à même chacun. Faire le poème de quelqu'un ou de quelque chose, cela veut dire : donner à sentir exactement l'insuffisance de la prose qui bat dans son corps évoqué. Un poème réel s'efforce de faire sentir ce que peut un corps aujourd'hui, mais le fait sentir en le pensant et le pense en le faisant sentir, indéchirablement.

 

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Et si le désir de rayer ce qui s'affirme poème de la carte publique procédait, non de l'inutilité de la poésie, mais de son utilité, à savoir de sa possible contribution en langue à l'idée même de l'usage et de l'utilité? Le problème surgit quand la foule des poèmes (ou sa représentation déclarée) s'oppose à une conception dominante et pauvre de l'utilité, souvent dans les termes mêmes de l'utilité contestée. Nous ne savons pas tout de ce qu'est l'utile, de ce qui est digne d'emploi et de technique ordinaires, même si l'utilitarisme banalisé suggère que nous en savons tous. Plutôt que de décréter révolutionnaire l'inutilité supposée du poème, un inquiet ordinaire peut choisir de ne pas cesser de peser ses pensées en langue et ses réfections de l'usage qui autorise à penser l'utile.

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