Laetitia Le Roux
Écart
Le ciel gris de Paris s'ouvre comme une bouche. On retirerait presque les écharpes et les couvertures, humides d'oublis qui voudraient dire le manque. Il y a les petites boutiques et les loupiotes des bords de Marne quand on arrive la nuit, le RER au loin et les sapins jaunis qu'on ne remplacera pas, les ongles rouges sur le jean et la laine, le sombre sous l'arche du balcon fleuri, les ronflements dodus d'un intérieur quiet. Les enfants sont apaisés, la maison est pour eux. La toux grasse des changements climatiques sera bientôt débarrassée des amis, et accrochera les voix encombrantes des ombres squelettiques. Sur le goudron mouillé je promène le chien, et me fait vilipender par les yeux presque transparents d'une vieille femme blonde à l'arrêt. Je remonte la rue, la crèmerie, la boulangerie, et m'arrête près d'une poubelle sur une tête de pélican affreusement fascinante. De son gosier sort de la paille, et la truffe qui s'en approche se fait piquer par le bout de son bec mort.
Les vieilles chansons country font résonner sur mon cœur rayé la solitude d'une famille restée, à l'écart de la vie, non de la mienne. Ça sent le gigot de sept heures et les légumes oubliés, et dans la bouche, un petit goût de réglisse. J'observe les complicités, la beauté des lieux. Mon humilité me fait prendre confiance. On n'en sort pas des comparaisons, même avec ceux devenus siens. Je ne sais pas où je suis. Les meubles ont des nœuds comme ceux de mon cerveau las et torsadé. L'ennui me gagne, et même quand je m'émerveille, c'est, semble-t-il, pour mieux pleurer le temps où je n'y arriverais pas, ceux qui n'en veulent pas, les complexés qui me préoccupent plus qu'ils ne s'inquiètent eux-mêmes. Il est difficile d'être différent des siens et d'attendre encore.
J'ai peur que disparaisse l'impertinence.
Je veux garder le hublot ouvert, lire dans le carré de lumière offert par le soleil du ciel, pencher la tête et voir les mers de nuages, les montagnes d'en haut, l'eau étale et les côtes que je devine. De jaune à rouge, je ne verrai pas la disparition complète du crépuscule, et j'arriverai la nuit dans des carrés de lumières offerts par la ville.
Je caresse de mes dents mes ongles devenus longs, les ramollis, attendant avec délectation le moment de la fissure, de la brèche, de l'accroc qui m'autorisera ensuite à éplucher le blanc, à tirer lentement, limer moi-même la surface pour la rendre lisse. J'ai tellement dormi aujourd'hui. J'aurais pu lire longtemps, je pourrais sortir boire un verre, plusieurs, et danser. Je me sens en pleine forme, attendant patiemment que le vide se remplisse. De nouveau les essences fortes et les voix arabes, la solitude du couple volant dans les prédictions, le sable essuyé sur le bord des vitres, et la nuit tout autour, pour toujours si tôt, dans des vapeurs noires un peu assommantes.
Pour demain d'autres listes, d'autres vacations, qui rempliront nos gorges et toucheront nos peaux tout en restant au-dehors, en surface, enrobées d'un film plastique qui nous préserve de la plainte. Comme des moineaux absents à son langage, qui penchent la tête et font des sauts de puce dans un gigantesque parc, fragiles et ordonnés, aux ailes frémissantes dans les feuilles et dans le vent, nous voilà à l'aube d'une année nouvelle qui ne nous ressemble pas. Nous ne nous noierons pas, persuadés de notre pouvoir, accueillant les souffles comme des bouffées de face, des coussins dans le dos, car ils seront tuteurs de nos volontés farouches. Faire des motifs floraux de cette encre unie, répandue, des pointes d'ardoise aux touches de khôl, se frotter au fusain, aux pierres noires, et nous sourire, charbonneux, d'autres premières fois.