L'Infime par Caroline Bragi
La Gueule du Néant
Quand l'arrêt est trop brusque, quand le temps fige soudainement sa course tout se plisse, les structures d'acier, les habitacles thermoformés, les espaces calculés sur micro-processeurs, les abscisses , les ordonnées, plus d'esthétique, plus de prévisible, les choses livrées à la puissante gifle de l'instant ne sont que des mouchoirs froissés sur un glissement de montagne. Mousses crevées, fendues, tiges télescopées en perforations de tôles, lames luisantes des métaux altérés par l'onde : étincelles furtives sur l'écaillement de peinture. Le matériel est aux ordres du butoir -juge froid, implacable dont le maillet immense fauche dans les plis du hasard le masque flanqué d'un rictus de démence-. Les corps autour poursuivent leur dynamique, ils s'engouffrent dans les écrans étoilés, ils écorchent un continent de capillarités sur les lamelles de fer, libèrent un semis de cicatrices en rebonds sur toutes les têtes environnantes ; poisse dans les cheveux, sous les ongles, veines froides. Les coups de téléphone se font anguilles entre les muscles, dans la viande profonde. Un mercure sanguin remonte les fleuves, contamine les affluents pour imprimer ses gelures dans le cœur cristallin des sources. Les corps avancent en laissant choir quelques osselets sur le macadam /les bosquets se font plus gris, les bouquets plus vains, les vergers plus orageux./ Les lendemains n'attirent plus la frénésie, la dynamique ricoche et marbre la candeur des cils. Froissements de chapitres sous le cuir; plus lents, tapis, soupirants... mais les corps ne s'arrêtent pas. Jamais. Dans mon sommeil j'ai vu des routes se plisser, se tordre, déhancher la nuit d'un paysage rural pour embarquer -dans un spasme sismique- les granges, les hangars, des attroupements de toitures, des véhicules qui s'évanouissaient sur mon traversin comme des fœtus de paille dans la gueule du néant.