Julien Boutreux
sauf que tu
tu veux subsister, pourquoi pas, sauf qu’il n’y a pas de pourquoi, tu aspires juste à être, à être là, à marcher dans l’existence, droit dans tes bottes, les pieds parallèles, tes pas dans ceux des autres, confondus, à persévérer, c’est ça, c’est comme ça, c’est là, c’est toi, c’est, toi, tes pas, ceux des autres confondus, tout est là d’un seul coup, comme ça, jeté à plat, jeté dans l’existence, on pourrait dire dans la vie, on pourrait mais on ne le dit pas, parce qu’on ne sait pas quoi dire
pourquoi tu insistes, tu n’en dis rien, n’expliques rien, n’en sais rien, tu dis autre chose, d’autres choses qui ne disent rien, rien à propos de toi, de ta présence, rien à propos de l’essentiel, de la cause, de l’origine, rien à propos de rien, d’ailleurs tu n’es pas le seul, tout le monde le fait, ça, parler pour rien, ne rien dire à propos de rien
un jour pourtant tu regardes autour de toi, juges que ça n’est pas normal, comprends que tu ne comprends pas, n’as jamais compris, que rien ne tombe sous le sens, que tout est trop dense, trop juste, trop incarné pour aller de soi, qu’il manque quelque chose à cette justesse pour qu’elle paraisse normale, qu’il te manque quelque chose, à toi, une raison pour être là, une raison pour tout ça
sauf que tu insistes, continues, comme si tu avais le choix, celui d’exister, seconde après seconde, une décision à prendre, à chaque fois une direction, un chemin que tu tracerais parce que tu l’aurais voulu, c’est ce que tu crois, ce que tu crois que tu crois, ça te rassure
mais tu ne choisis rien, une part de toi le sait, ne le sait que trop bien, et déjà, cette part de toi enfouie, elle se fraye un chemin vers la surface, elle va surgir, elle surgit devant toi, elle jaillit dans toute son évidence, et tu constates qu’elle te ressemble, tellement que tu la reconnais, l’acceptes, qu’alors tu sais, tu sais que tu ne sais pas, tu vois que tu ne vois rien, que ça ne marche pas, que ça ne tourne pas rond, ce monde autour de toi, et toi qui le regardes tourner, ce toi, ce monde, c’est carrément bizarre, suspect, et tu te dis qu’il y a un truc derrière
alors tu cherches dans les mots, avec les mots, les tiens, ceux que tu connais, tu tentes quelques phrases plus ou moins réussies, mais toutes échouent à donner un sens, alors tu fouilles ta bouche, à la recherche du plomb des mots, de l’or des mots, de la salive des mots, du sang des mots, mais tu ne trouves rien, que l’ombre qui en sort, et tu ne comprends pas ce qu’elle dit, le langage t’enfonce davantage encore, te place à l’envers du monde, te fait tourner le dos à ce que tu voulais saisir, t’éloignes de la solution, le langage est le verso dont le monde est le recto, et à cause des mots tu te retrouves du mauvais côté, encore plus étranger à ce qui t’enveloppe
sauf que tu espères encore, cherches des signes, dans les signes, fouilles leurs coquilles vides, les retournes en tout sens, fasciné par leurs reflets irisés, les portes à ton oreille, leur bouche blanche à ton oreille, et ce que tu entends sème en toi la plus grande confusion
alors tu fermes les yeux, deviens sourd et muet, fais en toi le vide, examines tes souvenirs, dévales à l’envers l’escarpement de ta mémoire, c’est un raidillon, le versant d’une gorge, la paroi d’un gouffre, un sentier si long et si ardu que tu n’en verras jamais le bout, jamais le fond, pire, le temps s’éparpille, sa flèche part dans huit directions, te perd dans ses méandres, tes souvenirs se mélangent, te trahissent
sauf que tu tiens bon, ton corps tient bon, il est peut-être même la clé, cela t’apparaît soudain, à mesure que tu respires, avec conscience, t’appliques à ralentir ton pouls, à focaliser tes pensées sur telle impression subtile, à t’inscrire dans l’instant
sauf que tu tombes dans le piège, l’instant t’absorbe, t’aspire, te laisse enseveli, happé par la matière, coincé dedans, prisonnier du corps, clos sur toi-même, au fond d’un puits, jeté dans le vide
en plein dans le vide