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L'établi

Jos Garnier

Vertige

écrit entre décembre 2015 et juin 2017

 

origine du recueil

après deux drames survenus à quelques mois d’intervalle ou en fait un

drame dédoublé

l’écriture commence six mois après le deuxième

lectures essentielles avant et pour certaines pendant cette période

Philippe Forest

Victor Hugo

Stéphane Mallarmé

Albert Camus

Kobayashi Issa

Natsume Soseki

William Faulkner

Soren Kierkegaard

Marcel Proust

Samuel Beckett

Henrik Ibsen

 

je recherche dans la littérature des auteurs ayant écrit après la mort de leur enfant et je découvre qu’il en existe un grand nombre beaucoup d’écrivains ont vécu eux aussi l’impensable

cela créé entre eux et moi une forme de proximité, reliés par une commune mais indicible expérience qui ne me console en aucune façon mais allège un peu ma peine

 

d’où me vient cette nécessité de l’écriture face à ces deux impossibles deuils à dire, face à l’aphasie où cet absurde non-sens m’a précipitée ?

l’écriture non comme une médication thérapeutique contre le désespoir mais peut-être un moyen de rester debout pour voir

 

à des années lumière de tout « travail de deuil » qui ne peut évidemment pas s’appliquer en de telles circonstances et dont la seule expression me paraît indécente mais plutôt une rencontre sur la page blanche entre la vie et la mort, un passage privilégié suspendu entre deux mondes, comme sur une scène flottante de butô où morts et vivants peuvent encore s’entremêler

 

peut-on écrire sur un inconsolable chagrin ?

peut-on créer dans une perpétuelle douleur que l’on peut ainsi espérer adoucir ?

« entre le chagrin et le néant je choisis le chagrin » dit le héros des Palmiers sauvages de Faulkner

je fais le même choix ou plutôt le même non choix

 

j’écris peu mais régulièrement avec aussi des plages de silence

 

sans aucune préméditation, deux formes d’écriture viennent à moi l’une, automatique, pavés que je restitue sans aucune retouche l’autre, poèmes à la verticale, plus « intellectualisée »

mais les deux avec une nécessaire distanciation raisonnable, que je crois suffisamment raisonnable

 

chaque scandaleuse mort entendue dans le goutte à goutte radiophonique nocturne me heurte

toutes  ces     tragiques  disparitions  se  retrouvent-elles  ensemble,  avec

« mes morts » lorsqu’au retour des longues insomnies mon stylo scalpel

écorche les mots ?

peut-être que chaque deuil concerne l’humanité toute entière

 

écrire dans la solitude ne me suffit plus

j’éprouve   le  besoin  que  mes   mots  soient  lus  même   si  je  doute affreusement et m’interroge sur ce besoin nouveau

est-ce une façon de faire comprendre au reste du monde que « non ça ne va pas aller ça ne va plus jamais aller » ?

je décide de tout relire, tout passer au peigne fin et d’en écarter ce qui me

semblera inutile, grotesque ou larmoyant peu sera mis de côté

je numérote chaque texte retenu

puis je désembrouille le tout ou j’embrouille c’est selon

 

un ami auteur me fait remarquer après la lecture de mes pages qu’il lui a été difficile physiquement de faire les aller-retours des poèmes verticaux aux blocs d’écriture

j’écoute cette remarque et replonge dans le texte je réorganise le tout avec une surprenante facilité il en ressort une nouvelle mouture

ça commence par les poèmes à la verticale puis ça se poursuivra par le

flux de l’écriture automatique

la numérotation s’en trouve de nouveau chamboulée ; ça me convient bien ; ça reflète exactement la situation et mon état

peu importe l’ordre d’écriture puisque je reviens toujours à l’essentiel, l’innommable

mieux, cette désorganisation numérique a du sens, le seul que l’on peut espérer dans tout cet absolu non-sens et je trouve même que ça donne de la cohérence à l’ensemble

depuis que le malheur s’est abattu, la mesure du temps m’échappe, s’est

comme inversée

le passé le futur n’existe plus ou se mélange comme les mots sur les

lignes

 

là, dans ces pages, on est au plus près de ma vraie réalité

 

une rencontre avec un auteur de poésie dont l’écriture me touche et en qui j’ai suffisamment confiance pour lui confier mon manuscrit décide de la suite

cet auteur me dit que mon texte devrait être publié et me pousse gentiment mais avec conviction à l’envoyer à quelques éditeurs choisis avec soin pour leurs qualités professionnelles et humaines

une pudeur m’empêche de solliciter les éditeurs qui ne manquent ni de l’une ni de l’autre mais que je connais déjà

 

quelques semaines et beaucoup de chance plus tard je reçois un message enthousiaste et chaleureux

Vertige va être publié tel quel cette nouvelle me bouleverse

 

comment trouver les mots pour écrire la mort inacceptable de ses propres enfants autrement que dans l’inachèvement d’où ces derniers trois points de suspension qui n’achèveront pas mon recueil

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