Hermine Raynaud
Air
Terre dans les yeux. Le nez, la bouche cherchent encore, achèvent l’air plaqué au sable. Lèche le sel épuisé de la peau, langue tourne cherche la lampée d’air qu’il reste forcément quelque part peut être plus loin dans la terre creusent les ongles.
Il fut un temps où la lumière était la seule chose à trouver. La vraie, la pleine lumière que d’autres ont connue – nous n’avons jamais vu la lumière, et ceux que le manque de ce qu’ils n’avaient pas connu n’a achevé ont survécu. Quand le premier descendant des hommes est né une stupeur choquée et silencieuse a déroulé ses volutes sur terre – nous n’avions jamais vu d’enfants sans paupières. Deux ronds blancs iris translucides dans le rond blanc de la tête. D’autres ont suivi. Nous devînmes l’anomalie iris sombres se détachant des wagons peuplés de blanc. Nous ne savons pas ce que voient les descendant des hommes. Ils sont nés dans un monde plat sans couleur ni lumière, sans relief, monde sourd et long comme une nuit sans fin.
Dans la terre creusent les ongles se meuvent les membres par quart de millimètre
Certaines peaux
Certaines peaux se souviennent du reflet chaud sur l’épaule glacée l’épaule creuse avec les ongles sa place – elle l’a connue ronde et pleine non aride osseuse pointue pas plus épaisse que l’os.
La peau blanche là où elle est usée ne se distingue plus de l’os jaillissant mais la peau se souvient de la chair. Se souvient de son sel. Du doré dont la teintaient les rayons du soleil – l’odeur du pain chaud lorsqu’elle surgit sur les papilles épuise la salive.
Nous ne savons pas ce que voient les descendants des hommes – depuis le Grand Tri nous avons même oublié leurs voix. Et celles de nos femmes, soupirs doux et rauques de la nuit. Ceux qui rêvent encore disent avoir senti les effleurer parfois une douceur légère, soyeuse, rappelant les cheveux d’une femme. Peu d’entre nous rêvent encore. Pas depuis la cohue du Grand Tri qui nous séparât nous anomalies des descendants des hommes et plaçât nos femmes à la suite des wagons de tête pour nous laisser en queue. Le lendemain dans ce qu’il restait de jour nous avons vu défiler les corps gisant de celles trop vieilles pour être fécondées au fur et à mesure qu’ils les jetaient.
Sable. Sable gelé pas même nos peaux ne le fondent. S’immisce en coin de peau, brûle. Brûle et ravage. Réveille la peau vierge sous l’ongle qui ne sait plus s’il gratte ou s’il creuse. Boursoufle la peau vierge sous l’ongle qui refuse d’abord de tomber. Peau rouge incandescente ne résisterait pas même au contact direct de l’air glacé.
Amas de peaux pâles racornies, membres recroquevillés sur l’étendue blanche – certaines n’ont même pas pris la peine de rougir. Mortes avant que la peau tiède – mortes et refroidies avant que. Souffle sur elles comme un soupir géant de soulagement. Sur nous, aussi, car elles mortes le sort de nos femmes restera tu. Anonyme. En reconnaissant une femme, une mère, une sœur, les visages semblent s’épanouir touchés par la grâce qui a exclue l’aimée de la bulle d’horreur absurde, interminable, qui roule sur ses propres pas comme une meute de loups.
En penchant la tête sur la droite – les yeux plissés floutant le blanc – je retrouve une forme, une rondeur de l’angle. Fermant les paupières trois cercles viennent s’imprimer sur le noir, ce sont elles. Il y a l’idée d’un dandinement léger et d’une voix basse, en effleurant l’intérieur de mon poignet avec mon petit doigt je trompe ma peau pour faire émerger en elle un souvenir qui ressemble à la douceur.
Nous avions conservé certains mots pour elles. Quand le monde piquait trop fort comme un chœur mystique nos voix les égrainaient pour panser les plaies venues déchirer le silence. Lorsque l’oubli a vaincu nos derniers souvenirs les mots ont commencé à ouvrir eux-mêmes les plaies. Nous avons cessé de les psalmodier.
Prison
C’est la plus grande plaque. Je l’ai gardée pour la fin. J’avais commencé par elle et puis j’en ai cassé un bout, alors j’ai eu peur et j’ai décidé de garder la meilleure pour plus tard. Pour quand je serai prête. J’avais les ongles un peu longs, et ma main dans la pénombre du wagon prenait une teinte mate et sombre dans le peu de lumière qui me parvenait. J’utilisais uniquement le pouce et l’index de la main droite. J’avais gardé les habitudes d’une femme libre sans penser que j’allais passer suffisamment de temps avec moi-même pour me créer mes propres usages. J’avais toujours méprisé l’histoire de Robinson Crusoé. J’ignorais que l’humain absolument solitaire a des règles comme en société. J’ignorais que malgré moi ma volonté n’aurait de cesse de dompter mon corps, de rationner chacun de mes mouvements jusqu’à ce qu’elle ait instauré des règles de conduite plus strictes que celles de l’époque où l’on parlait encore d’étiquette. Que mes mouvements amples, généreux, tous ces gestes inutiles que les petites filles apprennent dès leur plus jeune âge par simple automatisme de mimétique et qui signalent aux hommes qu’elles sont à la fois futiles, fragiles, sensibles, aimantes, gracieuses, aimables – aptes, en somme, aux joies de la dépendance – que ces mouvements, si bien intégrés à ma façon d’être qu’ils me semblaient absolument naturels et instinctifs, allaient peu à peu se réduire. Jusqu’à une économie soigneusement calculée prenant en compte des données telles que la quantité d’air qu’un geste demande et l’attente nécessaire à un renouvellement suffisant de l’oxygène dans la cellule avant de pouvoir le reproduire. Jusqu’au pouvoir de reconnaître l’instant précédant la crampe, puis celui de déterminer la seconde après laquelle il sera trop tard pour déplier une jambe sans provoquer l’envie irrésistible de s’étirer en long, en large, en travers, d’aspirer à pleins poumons un air vicié trop rare pour offrir ce luxe. Jusqu’à l’adoption d’une précieuse esthétique minimaliste me poussant à chérir les gestes infimes et à réprouver les appels de mon corps, de mes membres suppliant d’être réveillés. Jusqu’au plaisir masochiste de la crampe et du constat que son arrivée parfois est retardée d’un instant infinitésimal qui prouve que mon corps est rigoureusement sous contrôle et s’adapte à ma volonté.
Immobile, face à la dernière plaque, je concentre tous mes sens sur l’ouïe, guettant le pschitt libérateur synonyme de l’arrivée de ma ration journalière d’oxygène. Je ne ressens ni excitation, ni précipitation, ni angoisse. Ma tâche est de celles qui nécessitent une concentration si exigeante qu’elle épuise et assèche les possibilités d’émotion. Il y a eu le début et la découverte, l’adaptation au milieu. Le moment où j’ai compris, après une longue, longue attente, que je ne recevrai plus la visite des descendants des hommes. J’avais deviné leur rage au moment des contrôles lorsque palpant mon ventre ils le trouvaient creux et sec. Cette rage que nous avions sentie chez eux avant même notre statut d’anomalies lorsque du coin de l’œil nous surprenions leur regard constant, jaloux de nos mouvements rythmés, de notre recherche cadencée, instinctive, incompréhensible, vers la volupté. Nous riions de leur raideur, de leur gaucherie disgracieuse, sans comprendre qu’ils récoltaient ces rires qui leur échappait, qu’ils les stockaient en tas de rancœur, attendant patiemment le moment de nous les fourrer dans la gorge et d’appuyer jusqu’à ce que s’asphyxie en nous jusqu’au souvenir d’un sourire. Eux n’ont jamais oublié.
Ont toujours pris soin de nous rappeler ce qui leur manquait. Lorsqu’un descendant venait s’allonger à même le sol de ma cellule. Sexe dressé raide sur dos plat comme encastré au plastique, reins arides figés haïssant de leur haine placide et objective l’ondulation de mes hanches. Insoutenable indifférence me renvoyant sa rage froide, méprisante, jalouse de la chaleur moite mortifère que j’enfilais sur elle. Dégoût de soi, si puissant, changé en soif de destruction aveugle, face à l’absence de quelque chose qu’il ne pouvait comprendre ni nommer, et dont le manque l’empêchait de percevoir à quel point sa vie était insupportable, emplie d’un vide qui ne laissait pas de place à la vacuité. Deux ronds blancs iris translucides dans le rond blanc de la tête me fixant, imperturbables, interdisant, comme je m’éteignais en eux, à mes yeux de se cacher sous mes paupières. Deux ronds blancs gravés sur mes rétines sèches, hantant encore mes quarts de somnolence.
En transmettant le pschitt au cerveau ma narine droite se retrousse automatiquement. Elle dit que l’air est là. Qu’elle ne l’a ni attendu ni appelé. Que ce qui vient toujours et rythme l’occupation du corps ne s’attend plus et devient aussi naturel qu’autrefois chez les hommes la notion du temps qui passe. Le cerveau répond par l’activation de l’auriculaire gauche, celui sur lequel la main avait interrompu sa tâche, qui vient glisser un ongle long, renforcé par ce qui ressemble à un début de fossilisation, sous la strate fine de peinture plastifiée. Le doigt reste immobile. Il laisse à la concentration le temps de gagner tous les membres, puis, dans un mouvement concentrique, les organes vitaux. Alors le corps peut répondre au corps. Il est pris dans la toile incompressible du contrôle et de l’économie de soi. Alors l’auriculaire gauche amorce son délicat mouvement de grattage. Contre la plaque. Sous la plaque. Un millimètre après l’autre. Ne pas briser. Ne pas émietter, ne pas rompre le vernis fragile de la glycérine en le séparant lentement du sol sur lequel il a été étalé à l’époque de la confection du train.
Surtout, ne pas casser l’ongle. Changer de doigt après mille mouvements. Pas mille-et-un, pas neuf-cent quatre-vingt-dix-neuf. Mille. La limite à partir de laquelle le doigt risque une crispation qui le rendrait maladroit, tandis que celui qui a attendu dix-mille mouvements commence à sentir en lui un léger fourmillement dû à sa longue immobilité.
Surtout, ne pas déchirer la plaque. Décoller, étirer, décoller, étirer. Décoller. Des millions de quarts m’ont préparée au grand final. La dernière, la plus grande plaque.