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Isabelle Flaten

La chanson

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li

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L’autre soir sur le boulevard en passant sous un balcon, un vacarme ponctué de rugissements qui s’échappe, l’écho d’une fête aux fauves. Un instant il tend l’oreille comme ça, pour être sûr d’avoir bien entendu, oui c’est elle, toujours la même, la chanson populaire. Celle qui se danse un peu partout en ville et aux champs, une sorte de bal désarticulé sous les lampions d’un crépuscule vacillant entre la bière et l’amertume bien souvent, une chanson qui se chante aussi, sans souci du diapason, mais l’important est ailleurs on dirait, dans l’idée d’y aller à fond les poumons et du fond du cœur, mais où. Et lui là tout à coup échoué sur le trottoir, si loin de la meute à l’unisson là-haut sur le balcon, martelant un refrain qui lui égratigne la pulpe. Sur ses lèvres alors l’impensable, prêt à jaillir, n’importe quoi pour qu’ils se taisent, une injonction, une insulte, à en découdre même s’il le faut. Toutefois il serre les poings sur sa rancœur, il en fait une question de démocratie, c’est plus raisonnable ; qu’ils s’amusent comme bon leur semble. Donc il change de trottoir mais la chanson lui colle aux trousses, la rengaine en boucle sous le bonnet : ça se danse et ça se chante. Et ça revient ça se retient comme une chan-son po-pu-laire… Quelques rues plus tard elle est toujours là vissée dans sa cervelle, un engrenage infernal qui lui corrode le cortex, un roulement assourdissant à se cogner la tête contre les murs. Mais il ne le fait pas non, il y met du sien plutôt, un air familier par-dessus la nuisance, une petite fugue en ré mineur qu’il sifflote sans faiblir jusqu’à la dernière note dans l’espoir de s’affranchir d’une entrave dont il ne saisit pas la raison d’être ainsi, une toxine persistante en travers de sa route. D’ordinaire le bruit des autres ne l’atteint pas, à peine un murmure de ci de là, des choses qu’ils disent ou qu’ils pensent, soufflées par il ne sait quoi, l’air du temps ou bien du vent, et lui ailleurs quelque part dans un monde sans cesse à refaire. Partout il va et vient l’allure sûre et l’esprit en goguette, ravi de trouver sans cesse à y redire ou à contredire. Cependant aujourd’hui rien ne va comme d’habitude. Tout juste vient-il de s’installer à la terrasse d’un café pour siroter sa délivrance que quelque chose lui revient, une ritournelle d’un autre âge, issue d’un temps incertain, lui alors encore un tendre, persuadé qu’un jour il amadouerait sa mémoire jusqu’à l’oubli, jusqu’à ne plus se souvenir d’où il venait, d’une musique qui venait de là, d’un monde en noir et blues.

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