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toires de rien
Christophe Sanchez
C’est depuis plusieurs années une de ses principales activités. Elle marche. Chaque après-midi, un(e) ou deux ami(e)s à ses côtés – ami(e)s car pour marcher avec elle, un minimum d’amitié est nécessaire. Elle ne peut pas marcher avec une personne inconnue : un promeneur qui n’aurait pas trouvé partenaire à marcher n’aurait aucune chance de cheminer à ses côtés. Non, si l’on veut marcher avec elle, il faut être ami ou du moins se présenter en tant que tel et tout faire pour tenir ce rang – et elle part sur les chemins chaussée de baskets à semelles compensées et renforcées sur le dessus d’un cuir 100% véritable – c’est important qu’il soit véritable et 100% cuir car c’est synonyme de qualité. Il n’est pas possible pour elle d’acheter une paire de baskets qui soit composée de simili, de plastique durci ou de tout autre matière qui imiterait le cuir, quand bien même celle-ci contiendrait un fort pourcentage de cuir – elle part donc, toujours sur le même chemin, sans oublier sa petite laine : un pull ou un gilet – le gilet est privilégié par rapport au pull car, par définition, il comporte des boutons sur tout son long contrairement au pull qui en est totalement dépourvu et qui par conséquent se trouve moins facile à mettre, parce qu’il passe par la tête et que cela donne à faire plusieurs mouvements d’épaules et que, même si elle marche tous les jours, à son âge, les mouvements d’épaules répétées, et bien, voyez-vous, vaut mieux éviter – elle marche sur le même chemin qu’elle emprunte dans le même sens, celui du départ, jamais dans le sens du retour – elle pourrait puisqu’elle fait une boucle, mais non, le même chemin et le même sens. C’est dans ces constantes qu’elle se trouve et se retrouve si tant est qu’elle puisse se perdre. Elle marche quelques centaines de mètres et l’accès se rétrécit en haut d’une petite colline. Le passage finit par devenir si étroit qu’il est difficile de s’y croiser – du moins disons qu’ici les promeneurs se rapprochent et se frôlent comme nulle part dans le reste du parcours. Ils sont si proches qu’ils se sentent obligés de se parler. C’est dans ces endroits entonnoirs que les gens se disent Bonjour. Jamais ailleurs. Comme si l'exiguïté du chemin et le rapprochement des corps qu’elle induit imposaient que l’on se cause tandis que les larges chemins se tiendraient fièrement telles des autoroutes pour marcheurs où chacun pourrait vaquer à sa promenade sans dire un seul mot affable envers son prochain, faisant fi par la même occasion de toutes les règles élémentaires de politesse – et cette promiscuité soudaine avec les gens, leur sueur et leur contresens la fait ralentir et râler chaque fois. Elle s’arrête, laisse passer les marcheurs contrevenants – elle les nomme ainsi comme s’ils étaient fautifs et du passage rétréci, et du fait de se trouver en sens inverse de sa marche. Jamais dans son esprit étriqué, elle ne consent à se dire que ces marcheurs peuvent éprouver la même gêne qu’elle. Qu’elle se trouve elle aussi par rapport à eux en contresens et que sa sueur n’en ait pas moins désagréable que la leur – et ne reprend sa marche que lorsque plus personne ne se tient à portée de vue. Elle marche, consciencieuse. Elle marche. Même chemin, même rituel, même souffle assorti à des pas cadencés à vitesse constante, mêmes bougonnements au même endroit dans une fidélité stupéfiante. C’est depuis plusieurs années une de ses principales activités. Elle marche.