Anne Jullien
Cerveau 3 / images
les images alimentent la rêverie la rêverie alimente les visions les visions alimentent la concentration
la concentration alimente le sage désir
le sage désir est le désir qui n'attend que ce qu'il obtient qui n'attend ni ne veut
le sage désir est la joie
ce que je vois :
une plage à l'aube, la mer plane d'un dimanche de faux hiver, les pâles du soleil froid, la figurine d'un cargo ou d'un méthanier sur la ligne d'horizon, les maisons de la corniche, closes sous leurs volets et toi dans une transparence imaginaire
j'emprunte le banc qui est adossé au mur de la maison de michel et marine, je le transporte sur le sable face à l'eau océanique. C'est un dimanche de sabre. Les marionnettes psychologiques s'agitent et souffrent dans le décor qui lentement bouge : le méthanier, le sable, le banc, l'agacement de la mer sous une brise symbolique.
Je n'ai pas bougé d'un pouce, c'est cela le pouvoir de la vision.
J'escalade, personnage miniature, le Mont Rushmore de mon visage ; une fois encore je me réfugie dans l'al-ibi de mon cerveau et là les figures des présidents d'Amérique s'estompent se déforment s'effritent et je retrouve Wakan Tanka.
Hébergée par mon cerveau, je ne suis ni mâle ni femelle, je suis dessinée brindille à la façon des figurines de François Place, plutôt Philémon que Laureline. C'est un constat qui me trouble. Mais ici, peu importe mon apparence, je me trouve à Paha Sapa et ma taille et mon sexe sont ceux de l'univers.
Ce qui me malmène ce sont les bruits, les sonneries de téléphone, les façons de conversation, les avions de ligne qui tranchent la nuit. Alors je développe mon cerveau de résistance, le cerveau bartlebyen et je m'enfonce au creux d'une image de fauteuil ou je m'allonge sur la mousse des dunes, une cigarette aux lèvres. Mon âme-brindille brille de malice et voyage au son des bisons ; elle peut être aussi obtuse que le front d'un bison.
Un afflux d'images arrive par les vaisseaux sanguins (il faut bien m'imaginer dans mon crâne), des boat-people cherchant où se poser pour vivre ; ils investissent les lieux, en haillons mais fermement résolus à me squatter. Je voudrais fermer les écoutilles, faire chavirer les navires, ne pas voir les visages et les mains, revenir aux lacs enchanteurs des décors zen et lustraux, libérer le Tibet en plongeant mes yeux dans les yeux de Tara verte
ma ville d'Ys corticale sombre sous les eaux, enfin engloutie, sous les algues, elle se fige et vague sous les limbes.
C'est l'heure des vaporetti vénitiens. Des images-touristes débarquent sur les quais, se bousculent, crachent leur salive dans les eaux de la ville. Je me prends la tête miniature entre les mains, je rêve de sable blanc et gris et de la mer quand la mer devient cette langue féline qui lèche mes pieds nus, quand la mer laisse derrière elle ses vagues sa monstruosité abyssale, sa masse de montgolfière et devient cette langue apaisée
Une image chasse l'autre quand j'ai de la chance ; sinon, elles se juchent l'une sur l'autre, obstruent les artères et chutent au fonds du puits sous le lac de mercure. Ne restent que des friches industrielles, des lambeaux de tapisserie et des élingues ou des sentiers de forêts dont les moindres branches craquent sous mes pieds.
Est-il temps de quitter Paha Sapa ?
Mon petit personnage spirituel autiste et libre ne connaît rien de l'altérité