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Amélie Guyot

DANSE LA GRIFFE DU SCARABÈE

 

Vers la route du Hoc. Par-delà cette butte le marais et les prés-salés. Ses laiches et ses réseaux. Et ses eaux odorantes parfois gonflées par les marées d’équinoxe. Deux fois l’an s’y produit le phénomène du mascaret. Extraordinaire. Front de falaise surplombant la Manche. Lune nouvelle. Souvenir du débarquement. Combinaison de deux facteurs noués par l’estuaire. Coefficient 98. La Seine descend vers la mer. Se surélève dans l’embouchure. Son lit se resserre. Les paliers se rattrapent. Rencontre des flots en déplacement avec remontée des fonds marins. La houle déferle. L’onde monte. Mâchure le courant affaibli. L’océan a raison du fleuve. Une vague déferlante se forme. Remonte en direction du Havre. Puis meurt à Duclair.

 

Les paquebots voguent. L’échappée belle. L’entrée dans le chenal. Le port de commerce. Les grands départs. L’ailleurs possible. On se rêvait tous marins. La traversée des navires à charge. Plus loin que l’horizon. Des cargos venus de villes aux noms imprononçables. Le ballotage graphique. Les containeurs rectangles empilés sur le sol quadrillé de gris. On ne savait ni ce qu’ils contenaient ni de quoi ils étaient faits. Des bagues en toc des porte-clefs en plastique. De petits trésors à destination piqués pêle-mêle au velours du présentoir des tirettes de fêtes foraines. Des blocs de lego comme ceux qu’on offre aux enfants. Ceux avec les boîtes bleues. Des cases superposées de couleurs alternées. Bien alignées les unes sur les autres. Formant colonnes. Strates puis continents imaginaires. L’objet du désir sa locomotion. L’apparat même de l’aventure. High cube   neuf pieds de haut. Solution mobile. Data center. Combinaisons en devenir. Entassement déplacement. Deux rangées de palettes. Traversée puis basculement. La vie comme excursion d’une rive à l’autre. Aller vers. Déjà du quai on devine ce qui ne tiendra pas la tempête ce qui chavirera.

 

Dans les méandres les vagues lèchent la rive. Ce spectacle attire beaucoup de monde. Par-delà cette butte c’est l’histoire terriblement quotidienne et primordiale de la rencontre. Tout semble identique mais rien n’y sera comme avant. Armand m’a appris à regarder. Armand à son insu m’a offert mon métier. À l’aube d’une clarté descriptive il épousait du regard une ligne de fuite laconique pendant que les lacédémoniens laissaient confire leur langue à l’inéluctabilité du mal. Après un silence de cadrages bruts un haïku s’imposa. L’homme hume le lointain. Pas d’un œil qui cherche mais d’un œil qui englobe qui remercie qui cérémonieusement. La rétine absolue silencieuse recueillie. Pas un regard de môme qui se gratte d’exils mais la fixité du marin du pécheur qui perfore l’océan. La fixité de ceux qui longent les côtes qui vivent de carlingue et de filets. Ce regard là sait ce qu’il doit à l’immense étale. Il loue l’étendue il aimerait rendre ce qu’il prend. Il s’assure qu’il pourrait s’abandonner à l’iode. Définitivement. Faire vigie dominer la tempête devenir gardien du Grand Phare. De sa lanterne il contemplerait le semis d’écueils de la chaussée de Sein. Les veines des courants l'écrêteraient jusqu'à l'usure. Il donnerait sa lumière pour éviter les naufrages. Ça aurait été peu. Ça aurait été bien. Ça lui aurait suffit.

 

 

La ligature des gris la fonte liquide aérienne. Une fronde. Et c’est comme si le regard suspendu ne supportait plus la tendre harmonie. Nous n’embrasserons plus ensemble. Pourtant rien n’a changé. Il faudrait sentir un avant et un après mais tout m’est égal. Je flotte comme les poissons volants qu’il chérissait tant et l’absence n’est qu’une formalité supplémentaire. Armand disparu du quai il faut partir aussi. Les vagues se déplacent plus vite lorsqu'elles sont longues. La largeur du ciel désépaissie. En face c’est elle. Ressauts hydrauliques  fixes. Sada. Liner sequins. Strass facette. L’évidence d’un trait d’or au raz des cils qui scintillent au moindre battement. Gold glitter appliqué au pinceau. Y nouer des cajoleries. Y observer les derniers instants d’une mouche prisonnière d’une toile d’araignée.

 

De l’autre côté de la rive je décide qu’il n’y aura pas de saison. Il n’y aura que l’été et l’élasticité rapide du coton caché par des seins vichy. La lumière derrière l’objectif. Faire témoignage de la splendeur. Ne pas bavarder de ce qu’on projette de ce qu’on créera. Le matin le midi et le soir correspondront au printemps à l’automne et à l’hiver. L’humeur des filles. Sada sert le haut de sa jupe comme si elle voulait y cacher quelque chose. Créé des happenings avec sa vulve sur le damier baroque de l’île aux algues. La rétive se love nue sous l’édredon d’écume. Polie l’ensemble des faces du désir. Ses yeux dansent la griffe du scarabée les hanses hanséatiques la vie privée des gestes le verdict définitif. Le duvet moite rend extraordinaire sa transparence. Conjugue le plus flaubérien des réalismes avec les ombres brumées des récits magiques. L’eau ailée des bains chauds l’eau suintante des ports. Les fresques en spirale. La quête du bout du monde riche en couchers de soleils mutineries éboulements de glaciers et banquises d’une aveuglante beauté. Je prêterai mes bras à ses manœuvres. Devine un monde morcelé. Juste un éclat une impureté métallique dans le silence des cornes de brume. Un bruit si ténu qu’on pourrait croire l’avoir imaginé. Un éclat où les choses ne seront ni vraies ni fausses. Seulement prises sur le vif. En ça parfaites.

 

Armand murmure avec le ressac Regarde comme elle est belle on dirait qu’elle n’a jamais vécu.

 

 

 

Amélie Guyot _ Marche dans la brume pour ne pas tout dire

 

 
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